Le vitalisme critique et ses principes,

ou le seul réalisme qui vaille.

Le vitalisme critique que l’on défendra ici ne consiste pas dans un vitalisme classique, auquel on ajouterait seulement de l’extérieur quelques critiques.

Autrement dit, il ne résultera pas d’un débat abstrait sur la « réalité » de la vie, avec d’un côté des « vitalistes » qui défendraient l’existence irréductible et absolue d’une telle réalité, par exemple sous la forme d’un principe ou d’une essence de « la vie » en général, et d’un autre côté des « critiques », qui la refuseraient, et finalement entre les deux, on ne sait quels « vitalistes critiques » qui maintiendraient l’existence d’une telle réalité, mais simplement atténuée on ne sait comment sous l’effet des critiques qui montrent la difficulté d’atteindre un principe de « la vie » dans l’expérience ou dans la science.

Le « vitalisme critique », tel qu’on le défendra ici, consiste en tout autre chose.

Pour le dire d’un mot, il consiste d’abord dans le fait d’inclure la critique, et même toutes les dimensions de la critique (y compris donc la critique éthique et politique chez les vivants humains), dans la vie elle-même, au risque de changer notre conception de la vie et de sa réalité (sinon de toute réalité), ou plutôt avec l’espoir de retrouver (et de fonder) toute notre expérience de la réalité, qui comprend celle, vitale en effet, de la critique. En quoi sinon le vitalisme critique « vaudrait »-il d’ailleurs, selon le mot célèbre de Pascal, « une heure de peine » ? Pourquoi ajouter une conception de la réalité aux autres, sinon parce qu’elle inclut dans la réalité les « valeurs » ou plutôt les principes, qui peuvent nous orienter dans la vie, et auxquels nous tenons ? Seule en tout cas une telle thèse nous permettrait de soutenir certes, d’abord, que le vitalisme critique est un « réalisme » (puisqu’il pose la réalité de la vie, puisqu’il nous inclut, avec notre vie, et même notre mort, dans cette réalité), mais en outre et surtout qu’il est, avec sa dimension critique, et même avec toutes ses dimensions critiques, le seul réalisme qui vaille.

Le principe de la démonstration est très simple.

Il consiste à admettre, comme tous les vitalismes au fond, que la seule chose irréductible dans « la vie » consiste dans le refus de la mort, mais que celui-ci prend chez les vivants humains la forme non seulement de la perte ou du deuil relationnel (ce qui déjà assure la réalité de la relation dans l’être), mais aussi d’une critique sociale et morale, ou si l’on veut éthique et politique, qui aura donc bien elle aussi sa place dans l’être.

Ce sont donc bien trois thèses très simples qu’il est nécessaire mais aussi suffisant de démontrer, ce que nous ne pourrons cependant faire mieux ici qu’esquisser, à charge bien sûr de le développer plus amplement ailleurs.

Nous disons donc d’abord, et c’est bien sûr fondamental, qu’il y a quelque chose d’irréductible : c’est l’opposition de la vie à la mort. Mais justement, nous ne disons rien de plus. Le vitalisme critique consiste à critiquer tout dépassement de ce constat qu’il existe un geste critique, pour ainsi dire, à même la vie. Il constate bien quelque chose d’irréductible, mais ce n’est justement pas une « chose » ou une essence immuable et éternelle, c’est bien plutôt une activité précaire et négative (et même vouée à l’échec au bout d’un certain temps) qui consiste dans le refus de son contraire. On peut appeler « vitaliste » toute philosophie qui défend l’irréductibilité de cette activité. Mais on doit appeler vitalisme critique toute philosophie qui s’interdit d’aller au-delà de ce constat, du constat de la réalité de cette activité et de cette opposition. Il y aura des philosophies « non vitalistes » : ce seront celles qui prétendent remonter, au-delà de cette activité négative, à une réalité qui serait de nature complètement différente, sans activité et sans refus ou sans « normativité » (posant le négatif comme ce qu’il faut éviter, et le positif comme ce qu’il faut rechercher). Mais il y aura aussi des vitalismes « non critiques » : ce seront ceux qui prétendront aller au-delà de cette activité de refus pour les fonder dans un type d’être qu’on pourrait décrire par d’autres propriétés (et par exemple, curieusement, l’immortalité, alors même qu’on l’atteignait par son refus de la mort). Et le vitalisme critique sera, en son sens le plus strict, la philosophie qui se contente d’admettre cette activité et ce refus au cœur et au principe de la réalité. On pense bien sûr tout de suite à la philosophie de la vie, fondée sur l’activité de la médecine, de Georges Canguilhem, et c’est bien à nos yeux le plus rigoureux et le plus conséquent des vitalistes critiques, non seulement du XX° siècle mais peut-être de l’histoire de la philosophie, à une réserve près qu’on essaiera de développer dans nos deux autres thèses ici même. Il renvoie lui-même à la définition célèbre de Bichat (« la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort »). Mais on pourrait évoquer la pensée de Spinoza (et son « conatus » qui met au cœur de tout être un « effort pour persévérer dans son être ») si celui-ci, en partie pour des raisons éthiques, n’évacuait la réalité du négatif (car selon lui « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort »). Mais n’entrons pas ici, comme il le faudrait pourtant, dans la longue tradition cachée, et inattendue, du vitalisme critique. Soulignons en donc le principe ou plutôt ce qui n’en est encore que le premier principe : l’irréductibilité de l’opposition de la vie à la mort. Nous en rappellerons plus loin, d’un mot, les conséquences et le fondement. Les conséquences : à savoir, admettre dans la réalité même, le négatif et le normatif. Il existe en effet dans l’être des actes orientés (certains philosophes classiques diraient des « fins », des  « buts ») mais ce sont d’abord et seulement des refus. Etrange thèse certes, au premier abord, à savoir qu’il existe du négatif dans l’être. Mais comment le nierions nous, nous qui faisons l’expérience de la réalité du négatif, à travers la mort ? Et comment la mort ne serait-elle pas réelle, et même l’indice de la, et de notre, réalité, puisqu’elle tranche fondamentalement entre deux états de l’être et qu’elle nous oblige à penser la réalité « sans nous » ? (avant nous et après nous). Tout « réalisme » qui se prétend non vitaliste recourra toujours à l’argument de ce monde sans nous, qui suppose en fait la réalité de la mort, mais aussi de la vie (ainsi encore chez Q. Meillassoux évidemment à travers son exemple devenu célèbre du « fossile » mais aussi son questionnement récurrent voire obsessif de la mort dans son travail). Mais, encore une fois, laissons cela de côté pour l’instant, et insistons plutôt sur la nécessité de compléter ce premier principe du vitalisme critique par deux autres qui ne sont pas moins importants que lui.

Le deuxième principe du vitalisme critique ne contredira bien sûr en rien le premier ! On s’étonnera sans doute : comment peut-il y avoir un deuxième principe, si le premier définit tout ce qu’il y a d’irréductible dans « la vie » ? Ne courra-t-on pas le risque, en ajoutant quoi que ce soit, de revenir à ce vitalisme non critique que l’on redoute à raison, puisqu’il ne cesse partout de revenir, ou de tenter de revenir, alors qu’il est si important, décisif (on ose à peine dire « vital ») de maintenir le vitalisme le plus critique qui soit ? Mais il faut se rassurer aussitôt : le deuxième principe du vitalisme critique ne fait qu’étendre le premier à tous les êtres concernés, à savoir, à tous les vivants, lesquels cependant ont entre eux des différences qu’on dira clairement être des différences de degré, qui révèlent en outre un trait inaperçu encore du premier principe et donc du vitalisme critique lui-même. Il est certain en effet qu’une erreur du vitalisme non critique est de poser une « essence » de la vie qui est opposée abstraitement à la mort et qui, en réalité, ne meurt pas. Ce sera, par exemple, le « vouloir vivre » de Schopenhauer, qui fait de la mort une illusion réservée aux vivants individuels. Mais le vitalisme critique, puisqu’il pose comme principe de la vie le refus de la mort, pose aussi du même coup et nécessairement la réalité des vivants concernés par la mort, à savoir des vivants individuels, ou d’ailleurs pourrait-on dire, des vivants tout court. Poser la vie comme opposition à la mort, c’est admettre la réalité non pas de « la vie » mais des vivants, c’est admettre, bien sûr qu’il n’y a pas d’autre réalité de la vie, sinon celle des vivants. C’est bien aussi ce qu’admettait Canguilhem (et par exemple dans son livre au titre si précis, les Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant la vie et les vivants). Mais ce point a une autre conséquence, sans doute la conséquence même que Canguilhem, le plus conséquent pourtant des vitalistes critiques, n’a pas soulignée le plus, et qui constitue à proprement parler notre second principe.

Pour comprendre en effet la portée de cette conséquence, il faut en effet passer à sa limite parmi les vivants que nous connaissons, à savoir passer chez les vivants humains, qui cependant nous apprendront aussi quelque chose de la vie et de l’être ou de la réalité en général. Quelle est cette limite ? C’est bien sûr l’aspect relationnel et doit-on dire réellement relationnel de la vie et de la mort chez les vivants humains. Les différences entre les vivants se traduisent en effet par des différences entre les relations chez ou entre les vivants. Déjà, bien sûr, Canguilhem après d’autres l’avait souligné, il est impossible de penser le vivant sans une relation au monde ou plutôt à son « milieu ». Ainsi, poser le vivant, c’est admettre non seulement la réalité du négatif ou du normatif, mais aussi la réalité de la relation, dans l’être. Mais c’est là un point fondamental de nouveau me direz-vous ? Et vous aurez raison, une fois de plus : oui il y a des relations réelles, et c’est là la clé du véritable réalisme, le réalisme critique qui dépasse fondamentalement les querelles abstraites du réalisme et de l’idéalisme. Mais foin de ces discussions abstraites, aussi fondamentales soient-elles pourtant. Ne lâchons pas notre but, qui est d’établir le deuxième principe du vitalisme critique. Ce deuxième principe est le suivant : les différences dans la manière de vivre la vie et la mort ou l’opposition de la vie à la mort sont aussi réelles que cette opposition même. Du coup, c’est non seulement la relation au monde ou au milieu, ni même la relation entre les vivants en général qui trouve sa place dans la réalité ou dans l’être, mais c’est bien cette relation précise entre des vivants individuels que l’on constate chez certains d’entre deux (les grands mammifères au moins, certains oiseaux et les humains), à savoir l’épreuve de la mort de l’autre ou du deuil, que l’on définira de la manière la plus précise et minimale qui soit comme l’effet vital (et, à nouveau, négatif et parfois mortel) de la mort de l’un sur la vie de l’autre. Tel est donc le deuxième principe du vitalisme critique : il admet l’application critique, au sens cette fois de « différencié », du premier principe, selon la vie des vivants et leur épreuve ou leur refus de de la mort, et il constate donc (en s’appuyant sur la science qui l’établit ici, par exemple la psychologie et la psychopathologie de l’attachement et de la perte) non seulement la réalité des relations, mais la réalité de la perte interindividuelle et du deuil.

Ici encore, on pourra demander une démonstration plus étendue, et on aura raison. Nous ne faisons, encore une fois qu’indiquer les principes. Mais surtout, une fois de plus, nous devons avancer d’emblée vers ce qui seul pourra compléter cette esquisse elle-même, à savoir, si l’on veut, le troisième principe du vitalisme critique.

Quel sera ce troisième principe ? Il se déduit de ce qui précède, et si on voulait y rattacher encore la pensée de Canguilhem on pourrait le faire très simplement (ne serait-ce qu’en rappelant le lien entre la thèse princeps de ce dernier, Le Normal et le pathologique, 1943, et les essais qu’il y a ajoutés en annexe « vingt ans après », en 1966). Il consiste à montrer que la critique sociale (et si l’on veut morale et politique) fait partie de la vie réelle des vivants humains, de ce qui la rend vitale et vivable, et donc fait intrinsèquement partie de la réalité elle-même.  Qu’est-ce que la critique, en ce sens, qui est celui auquel on la réduit souvent d’ailleurs, comme s’il ne se reliait pas aux autres sens de ce même terme ? Qu’est-ce que la critique donc (en ce sens qui court de l’Ecole de Francfort à Michel Foucault et Judith Butler par exemple, aujourd’hui), si ce n’est d’abord le refus de certaines conditions sociales qui rendent la vie humaine invivable, et si l’on veut mortelle ou mortifère, et cela non seulement en général, ni pour les autres, mais pour « soi » et pour un « soi » ou un « sujet » qui découvre comme une condition de sa propre vie que la vie sociale ou collective soit vivable et donc juste ? Mais ce refus, à son tour, est donc vital au sens le plus littéral qui soit. Et cette troisième thèse a des conséquences fondamentales des deux côtés ou si l’on veut : pour la compréhension de la vie (et bien sûr pour le vitalisme critique, au sens le plus précis et complet du terme), mais aussi pour le sens de la justice.

Il est d’abord essentiel pour la compréhension ou pour le théorie de la justice d’en comprendre le sens vital. C’est là d’ailleurs la clé ou la croix de la plupart des théories de la justice. Prenons le seul exemple du grand livre de John Rawls que nous avions étudié ailleurs de près sous cet angle. Son but est certes d’établir des principes rationnels de justice. Mais il lui faut ensuite, dans la troisième et admirable partie du livre, les faire converger avec le « bien », c’est-à-dire avec notre vie, individuelle et aussi relationnelle, avec nos intérêts et nos passions. Tel est même le sens de ce qu’il appelait le « sens de la justice », c’est-à-dire aussi bien sûr le sentiment et presque la sensation ou la passion, en effet, de la justice !  Or, ce sens de la justice s’incarne d’abord dans la critique sociale, la critique, autrement dit, de ce qui n’est pas « normal » dans une société humaine. Mais, dira-t-on, toute opinion politique sera justifiée à l’aune de cette normativité vitale. N’importe quel vivant humain en société n’est-il pas prêt à la critiquer comme anormale ou injuste, et n’a-t-on pas commis les pries crimes au nom de la critique ? Eh bien oui. Et c’est là le défi réel de la critique sociale et de la vie humaine. C’est le débat critique sur les normes de la critique. Ce sont elles qui exigent des théories et notamment une théorie de la justice. Mais aussi une philosophie et même une science de la vie humaine qui nous apprenne sur quoi elle est fondée et en particulier le refus, universel sauf cas tragiques de légitime défense par exemple, de la mort, entre les humains. D’où par exemple et c’est plus qu’un exemple le cas à tous égards critique de l’abolition de la peine de mort. Ce n’est pas sur une transcendance, mais sur l’immanence critique qu’est fondée la justice entre les vivants humains. Elle courra toujours le risque du débat sur les normes, et la critique des théories qui au nom de la critique renouvellent ou aggravent les injustices et les violations entre les humains.

Car, c’est par là qu’il faut terminer bien sûr. Le critère de la critique c’est ce qui rend la vie humaine impossible. Et c’est dans la rupture interne des relations humaines qu’on le trouvera toujours et c’est ce que nous avons nommé violation dans tout notre travail, sans savoir que c’était la clé réelle du vitalisme critique, et donc aussi de tout réalisme qui vaille et de la métaphysique. Ce n’est encore une fois, pas le lieu de développer, mais seulement d’indiquer.

On conclura donc.

Nous n’avons fait qu’indiquer principales thèses qui non seulement nous permettent mais nous obligent d’introduire une dimension critique dans la réalité de la vie, et ainsi de changer notre conception de la réalité, elle-même. Aux trois principales, s’ajoutera une quatrième. Il y a d’abord l’expérience de la mort, ou plutôt de l’opposition de la vie à la mort, qui nous oblige à introduire le négatif, mais aussi le normatif, dans la réalité ou dans l’être. Puis celle de la différence, mais aussi de la relation, entre les vivants, et entre les vivants et le monde, qui nous oblige à introduire la différence, mais aussi la relation, dans l’être. Il y aura enfin, combinant les deux premières, la spécificité de la dimension critique chez les vivants humains, qui nous permettent ou nous obligent aussi de faire de la critique sociale et politique une dimension de la vie. Mais, à ces trois dimensions, s’ajoutera pour la philosophie une dernière.

C’est que l’on oppose parfois la réalité ou le réalisme et la « critique » entendue au sens de Kant comme critique de toute réalité absolue indépendante de « nous » et de notre connaissance. Mais le vitalisme critique est, on le voit déjà à ce qui précède, la seule philosophie qui peut à la fois inclure notre vie, notre connaissance, dans la réalité, et l’en distinguer. Nous faisons partie de l’être, mais d’une manière spécifique. Et certes une philosophie critique est nécessaire, qui critiquera notre connaissance de la vie pour la faire progresser. Mais elle sera une partie d’un vitalisme critique plus large qui non seulement réinsèrera la critique humaine dans le mouvement critique des autres vivants, mais qui donnera à cette critique humaine sa portée vitale, dans notre vie. Tant il est possible que le vitalisme critique culmine dans une attitude critique bien plus vitale, et finalement plus joyeuse, que l’on ne croit et que l’on ne dit, y compris en éthique et en politique, où les esprits critiques réels, bien loin d’être seulement chagrins, aigris, ou grippés, (car c’est la pathologie de la critique, comme il y en a une de l’absence de critique) sont réellement joyeux, créatifs, actifs, et font avancer le monde.

 

Frédéric Worms